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NOUVEAUX SOUPÇONS

Un silence stupéfait tomba sur l’assistance. Japp, qui semblait le moins surpris de nous tous, fut le premier à prendre la parole :

— Ma parole ! Vous êtes ahurissant ! S’exclama-t-il. Mais entendons-nous bien, Mr Poirot. Vous êtes sûr de vos témoins, j’imagine ?

— Tenez, voici leurs noms et adresses. Je vous laisse les interroger ; vous pourrez constater par vous-même qu’ils sont dignes de foi.

— Je n’en doute pas un instant, l’assura Japp. (Puis, baissant le ton :) Je vous suis très reconnaissant. Avec cette arrestation, nous aurions fait une drôle de boulette ! (Il se tourna vers Inglethorp :) Pardonnez-moi ma curiosité, mais j’aimerais bien savoir ce qui vous empêchait de nous avouer ça au cours des dépositions ?

— Je peux vous en donner la raison, intervint Poirot. Une rumeur insistante courait…

— Aussi fausse que méchante ! s’écria Mr Inglethoip d’une voix aiguë.

— Et Mr Inglethorp souhaitait avant tout qu’aucun scandale n’éclate pour le moment. C’est bien cela ?

— C’est exact. Avec ma pauvre Émily qui n’est même pas encore enterrée, vous pouvez bien comprendre que je voulais couper court à toute nouvelle rumeur mensongère !

— Pour être tout à fait franc avec vous, monsieur, dit Japp, je préférerais les pires rumeurs sur mon compte à une inculpation pour meurtre. Et je crois pouvoir affirmer que votre défunte épouse aurait été de mon avis. Sans la présence providentielle de Mr Poirot, vous auriez été arrêté, c’est sûr et certain !

— J’ai agi stupidement, c’est un fait, reconnut Inglethorp. Mais vous n’imaginez pas à quel point on m’a rendu la vie impossible, inspecteur, ni combien j’ai été calomnié !

Ce disant, il regarda Evelyn Howard d’un œil mauvais. Japp se tourna vers John Cavendish.

— À présent, monsieur, je voudrais visiter la chambre de la défunte, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, ensuite j’aurai un petit entretien avec les domestiques. Mais ne vous dérangez pas : Mr Poirot me servira de guide.

Tandis qu’ils sortaient tous du salon, Poirot, d’un signe discret, m’invita à le suivre à l’étage. Là, il me prit par le coude et m’attira à l’écart.

— Vite, allez dans l’autre aile de la maison. Restez derrière la porte matelassée et n’en bougez pas jusqu’à ce que je vous y retrouve.

Sur ces mots il me planta là et rejoignit les hommes du Yard.

Je suivis ses instructions à la lettre et allai me poster derrière la porte de service, bien que l’utilité de ma présence à cet endroit me restât totalement incompréhensible. Pourquoi monter la garde à cet endroit précis ? Tout en réfléchissant, je surveillais le couloir devant moi. Une explication me vint à l’esprit : à l’exception de celle de Cynthia, toutes les chambres donnaient sur cette aile gauche. Peut-être devais-je noter tout mouvement dans le couloir ? Les minutes s’écoulèrent. J’étais resté au poste une bonne vingtaine de minutes sans voir personne quand Poirot me rejoignit enfin.

— Vous n’avez pas bougé ?

— Non. Je suis resté ici tout le temps, aussi immobile qu’une statue. Et il ne s’est rien passé.

— Ah ! s’exclama-t-il.

Je n’aurais pu dire s’il manifestait là sa joie ou sa déception.

— Et vous n’avez rien vu ?

— Absolument rien.

— Mais sans doute avez-vous entendu quelque chose ? Un bruit sourd ? Alors, mon bon ami ?

— Rien.

— Comment est-ce possible ? Ah ! Mais voilà qui me contrarie grandement ! Je suis d’habitude plutôt adroit… Voyez-vous, je n’ai fait qu’un petit mouvement – je connais fort bien la précision de mes mouvements – de la main gauche, et la table de chevet s’est renversée !

Il semblait en proie à une déception si puérile que je m’empressai de le réconforter :

— Allons, mon cher, cela n’a pas d’importance ! Votre succès éclatant, tout à l’heure dans le salon, vous est sans doute monté à la tête. Laissez-moi vous dire que vous avez étonné tout le monde ! Les relations de Mr Inglethorp avec Mrs Raikes doivent être plus sérieuses que nous ne le pensions pour qu’il refuse ainsi de parler. Et maintenant, quelle va être votre ligne d’action ? Où sont nos amis du Yard ?

— Ils sont descendus interroger les domestiques. Je leur ai montré tous nos indices. À la vérité, Japp m’a quelque peu déçu : il manque de méthode…

À ce moment je cessai de l’écouter et regardai par la fenêtre.

— Bonjour ! criai-je en reconnaissant l’arrivant. (Puis, à l’adresse de Poirot :) C’est le Dr Bauerstein. Je crois que je partage votre opinion à son sujet, Poirot : je n’aime pas cet homme-là.

— Il est intelligent, marmonna Poirot, pensif.

— Diablement intelligent, ça oui ! Je ne vous cache pas que l’état dans lequel il est arrivé mardi soir m’a réjoui le cœur ! Vous n’en avez aucune idée !

Et je lui relatai la mésaventure du médecin.

— Il ressemblait à un épouvantail à moineaux ! conclus-je. Couvert de boue de la tête aux pieds !

— Vous l’avez vu ? de vos yeux vu ?

— Oui. C’était juste après le repas. Évidemment, il ne tenait pas à entrer comme ça dans le salon, mais Mr Inglethorp a insisté.

Poirot me saisit brusquement par les épaules. Il paraissait en proie à une véritable frénésie.

— Quoi ? s’écria-t-il. Le Dr Bauerstein était à Styles Court mardi soir ? Et vous ne m’en avez rien dit ! Pourquoi ? Mais pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ?

— Allons, mon cher Poirot ! Je n’avais pas pensé que ce détail vous intéresserait à ce point. Je ne savais pas que sa présence ici revêtait une telle importance.

— Mais c’est de la plus haute importance, au contraire ! Ainsi, le Dr Bauerstein était ici mardi soir, le soir du meurtre ! Hastings, ne comprenez-vous pas ? Cela change tout ! Absolument tout !

Jamais encore je ne l’avais vu aussi bouleversé. Il me relâcha et, d’un geste machinal, redressa deux bougies sur le chandelier.

— Cela change tout, oui, marmonna-t-il encore.

Il parut soudain prendre une décision :

— Allons ! dit-il. Il nous faut agir sur-le-champ. Où se trouve Mr Cavendish ?

Nous trouvâmes John dans le fumoir. Poirot l’aborda sans préambule :

— Mr Cavendish, j’ai à faire à Tadminster : un nouvel indice à vérifier. Puis-je me permettre d’emprunter votre automobile ?

— Mais bien sûr ! Vous voulez partir tout de suite ?

— Si possible.

John sonna et ordonna qu’on avançât la voiture. Dix minutes plus tard, nous sortions du parc et prenions à vive allure la route de Tadminster.

— Maintenant, mon cher Poirot, allez-vous finir par me dire de quoi il retourne ? demandai-je, résigné.

— Mon bon ami, vous pouvez le deviner en partie vous-même. Il vous est sans doute apparu que la disculpation de Mr Inglethorp changerait bien des données. Nous devons à présent résoudre une énigme entièrement nouvelle. Nous avons la certitude qu’une personne au moins – Mr Inglethorp – n’a pas acheté la strychnine, et nous avons balayé les faux indices. Voyons maintenant les vrais. À l’exception de Mrs Cavendish, qui jouait au tennis avec vous, n’importe qui a pu se faire passer pour Alfred Inglethorp lundi soir. J’ai vérifié. D’autre part, si nous en croyons sa déposition, il a posé la tasse de café sur la table du vestibule. Depuis le début de l’enquête, personne n’a été très attentif à ce détail, mais il prend à présent un relief tout particulier. Nous devons découvrir qui a finalement apporté ce café à Mrs Inglethorp, ou qui a traversé le vestibule alors que la tasse était encore sur la table. D’après votre récit, nous pouvons affirmer que seules deux personnes n’ont pu se trouver à proximité de la tasse de café : Mrs Cavendish et Miss Cynthia.

— Tout à fait exact.

Je ressentis un soulagement indicible : ainsi Mary Cavendish ne pouvait être soupçonnée.

— Pour disculper Alfred Inglethorp, poursuivit Poirot, j’ai dû dévoiler mes batteries plus tôt que je ne l’aurais voulu. Tant qu’il pouvait me croire acharné à démontrer la culpabilité d’Inglethorp, le véritable meurtrier ne se méfiait pas trop de moi. À présent il sera doublement sur ses gardes… Dites-moi, Hastings, vous ne soupçonnez personne en particulier ?

J’eus un moment d’hésitation. Pour dire la vérité, le matin même une idée assez extravagante m’avait traversé l’esprit à une ou deux reprises. Bien qu’elle m’eût semblé stupide, je ne pouvais la chasser.

— C’est à peine un soupçon, dis-je à voix basse. Et c’est tellement absurde !

— Allons ! m’encouragea Poirot. Ne soyez pas si timoré ! Dites. Il faut toujours écouter la petite voix de son intuition !

— Très bien : c’est insensé, et je le sais, mais je ne peux m’empêcher de penser que Miss Howard n’a pas dit tout ce qu’elle savait.

— Miss Howard ?

— Oui… Vous allez vous moquer…

— Certainement pas. Pourquoi ?

— C’est plus fort que moi. J’ai l’impression que nous l’avons écartée de la liste des suspects un peu trop facilement, sur le simple fait qu’elle se trouvait loin Dr Styles Court. Mais une vingtaine de kilomètres, ce n’est pas grand-chose. En automobile, il ne faut guère plus d’une demi-heure pour les parcourir. Alors pouvons-nous être tout à fait sûrs qu’elle était absente la nuit du meurtre ?

— Nous le pouvons, mon ami, répondit Poirot à ma grande surprise. Un de mes premiers soucis a été de téléphoner à l’hôpital où elle travaille.

— Et alors ?

— Eh bien, elle était de garde mardi après-midi. Un convoi de blessés que l’on n’attendait pas est arrivé dans la journée. Devant ce surcroît de travail, Miss Howard a très gentiment offert de faire une garde de nuit, ce dont on lui a été fort reconnaissant. Voilà qui règle la question.

— Ah ! fis-je, quelque peu dépité. En fait, c’est sa violence à l’égard de Mr Inglethorp qui m’avait alerté. Je persiste à croire qu’elle ferait n’importe quoi pour lui nuire. Et j’ai pensé qu’elle savait peut-être quelque chose à propos de ce testament qui a disparu. Elle le déteste au point qu’elle aurait très bien pu brûler le dernier testament en date par méprise, croyant détruire celui qui avantageait Mr Inglethorp.

— Pour vous, sa haine est exagérée ?

— Eh bien… oui. Elle est tellement violente ! C’est à se demander si cette femme n’est pas un peu détraquée.

Mais Poirot secoua la tête avec la plus grande énergie :

— Non, non. Là vous faites fausse route. Aucune faiblesse d’esprit, aucune dégénérescence chez Miss Howard, je vous l’assure. Elle est l’exemple même du bon sens britannique. C’est une femme à l’esprit aussi robuste que le corps.

— Pourtant sa haine envers Mr Inglethorp prend des allures d’obsession. Ma première idée, bien ridicule j’en conviens, était qu’elle avait voulu l’empoisonner, lui, et que par le plus grand des hasards c’est Mrs Inglethorp qui avait absorbé le poison. Mais à présent, la chose me paraît impossible. Ma théorie était absurde…

— Pourtant, sur un point vous êtes dans le vrai. C’est faire preuve de sagesse que de soupçonner tout le monde tant que l’innocence de chacun n’est pas établie de façon rationnelle et satisfaisante pour l’esprit. Quels arguments peut-on donc opposer à la thèse selon laquelle Miss Howard aurait délibérément empoisonné Mrs Inglethorp ?

— Quelle idée ! m’exclamai-je. Elle lui était totalement dévouée !

— Pffttt ! siffla Poirot agacé. Vous raisonnez comme un enfant ! Si Miss Howard était capable d’empoisonner Mrs Inglethorp, elle serait non moins capable de faire croire à son dévouement. Non, nous devons chercher dans une autre direction. Vous trouvez sa rancœur envers Alfred Inglethorp exagérée, et je suis d’accord avec vous sur ce point. Mais je ne partage pas les déductions que vous en tirez. J’ai défini moi-même un certain schéma, qui me semble juste, mais je préfère n’en pas parler pour l’instant. D’après moi, il existe une raison majeure qui empêche Miss Howard de faire une coupable plausible.

— Et laquelle ?

— Le mobile, qui est à la base de chaque meurtre. Or, la mort de Mrs Inglethorp ne pouvait nullement profiter à Miss Howard.

— Mrs Inglethorp n’aurait-elle pu rédiger un testament en sa faveur ? hasardai-je après un temps de réflexion.

Poirot répondit d’un simple signe de tête négatif.

— C’est pourtant une hypothèse que vous avez soumise à Mr Wells, lui rappelai-je – ce qui le fit sourire.

— Fausse piste. Je ne désirais pas dévoiler le véritable nom que j’avais à l’esprit. Miss Howard ayant une fonction très similaire, je l’ai citée à la place.

— Il n’en reste pas moins que Mrs Inglethorp aurait pu agir ainsi. Pourquoi ce testament rédigé l’après-midi précédant sa mort n’aurait-il pu…

Mais Poirot secoua la tête avec une telle conviction qu’il m’arrêta net.

— Non, mon bon ami. D’ailleurs j’ai déjà une petite théorie quant au contenu de ce testament. Et je peux vous garantir une chose : il n’était pas en faveur de Miss Howard.

Bien que les raisons d’une telle certitude me fussent encore incompréhensibles, je ne la mis pas en doute.

— Fort bien, fis-je avec un soupir résigné. Nous mettrons donc Miss Howard hors de cause. Mais je tiens à vous signaler que je ne la soupçonnais qu’en fonction de ce que vous aviez dit de sa déposition…

— Pouvez-vous me rappeler mes propos à ce sujet ? demanda Poirot, quelque peu étonné.

— Vous ne vous en souvenez pas ? Je l’avais citée, tout comme John Cavendish, comme ne faisant pas partie des suspects possibles, et…

— Ah, oui ! Cela me revient…

Il semblait un peu perdu mais se reprit rapidement.

— Au fait, Hastings, j’aimerais vous demander un service.

— Bien sûr. De quoi s’agit-il ?

— La prochaine fois que vous vous trouverez seul avec Lawrence Cavendish, je voudrais que vous lui disiez ceci : « J’ai un message pour vous de la part de Poirot : Retrouvez la tasse à café manquante et vous retrouverez la paix ! » Ni plus. Ni moins.

— « Retrouvez la tasse à café manquante et vous retrouverez la paix ! » répétai-je, perplexe. C’est bien ça ?

— C’est parfait.

— Mais qu’est-ce que ça signifie ?

— Ah ! ça je vous le laisse deviner ! Vous avez tous les faits en main, mon ami ! Répétez-lui la phrase, et notez bien ce qu’il vous répondra.

— D’accord. Mais tout ceci est bien mystérieux !

Cependant nous roulions déjà dans Tadminster et Poirot prit la direction du laboratoire d’analyses.

Aussitôt le moteur arrêté, il sauta du véhicule et entra dans le local. Quelques minutes plus tard, il en ressortait.

— Voilà qui est fait !

— Et qu’aviez-vous à faire ici ? demandai-je, impatient d’en savoir plus.

— J’ai confié un échantillon aux fins d’analyse.

— Un échantillon de quoi ?

— Du cacao prélevé dans la casserole. Les bras m’en tombaient.

— Mais il a déjà été analysé ! finis-je par m’exclamer. À la demande du Dr Bauerstein lui-même. Et je crois même me souvenir que vous avez ri à l’idée que le cacao pouvait contenir de la strychnine !

— Je sais fort bien que le Dr Bauerstein l’a fait analyser, répondit calmement Poirot.

— Mais alors ?

— J’avais simplement envie d’une seconde analyse, voilà tout.

Et je ne pus rien en tirer d’autre. Je n’en étais pas moins fort intrigué. Je ne voyais à cette démarche ni rime ni raison. Néanmoins, ma confiance en lui ne s’en trouva pas ébranlée. Si j’avais eu quelque motif de douter de ses méthodes, la manière éclatante dont il avait démontré l’innocence de Mr Inglethorp avait balayé tous mes doutes à son égard.

L’enterrement de Mrs Inglethorp eut lieu le lendemain. Et, le lundi, comme je descendais assez tard pour prendre mon petit déjeuner, John m’attira à l’écart. Il voulait m’informer du départ imminent de Mr Inglethorp, qui avait décidé de s’installer aux Stylites Arms le temps de prendre ses dispositions.

— C’est un véritable soulagement pour nous, ajouta mon ami avec la plus grande honnêteté. Sa présence nous était déjà pénible, lorsque nous le soupçonnions ; mais je vous jure que c’est pire maintenant, car nous nous sentons tous coupables. Il faut bien le reconnaître : notre attitude était odieuse. Certes, tout paraissait l’accuser… Je ne vois pas comment on pourrait nous reprocher d’avoir conclu à sa culpabilité. Mais les faits sont là : nous nous trompions, et nous nous sentons tous un peu mal à l’aise : nous devrions lui présenter nos excuses, mais c’est bien difficile car aucun de nous n’a pour autant envers lui davantage de sympathie qu’avant ! La situation est bien délicate, et je lui sais gré d’avoir le tact de quitter les lieux. Dieu merci, ma mère ne lui a pas légué Styles Court ! Qu’il garde l’argent, je n’y vois pas d’inconvénient ! Mais je n’aurais pu supporter qu’il devienne le maître ici !

— Mais aurez-vous les moyens d’entretenir la propriété ?

— Oh, oui ! Bien sûr, nous devrons acquitter les droits de succession, mais la moitié de l’argent laissé par mon père est destinée à Styles Court. De plus, Lawrence va rester avec nous pour le moment, donc sa part s’ajoute à l’ensemble. Dans les premiers temps, notre budget sera serré, car, comme je vous l’ai dit, mes finances ne sont guère brillantes. Néanmoins les créanciers accepteront un délai.

Le départ imminent d’Alfred Inglethorp avait singulièrement allégé l’atmosphère, et nous prîmes le petit déjeuner le plus détendu depuis le drame. Cynthia, que son entrain naturel avait remise d’aplomb, était redevenue la jolie jeune fille dynamique que nous connaissions. À l’exception de Lawrence, toujours aussi sombre et nerveux, nous étions tous assez enjoués et confiants en un avenir plein de promesses.

Bien entendu, la presse, à grand renfort de titres tapageurs, avait largement commenté la tragédie. La biographie de chacun des habitants de Styles Court avait voisiné avec les insinuations les plus subtiles. On assurait bien sûr que la police était sur une piste. Bref, rien ne nous fut épargné. Hasard de l’actualité, les opérations militaires marquaient le pas, et les pigistes en mal de copie se jetèrent sur ce crime mondain. « La mystérieuse affaire de Styles » devint le sujet de conversation à la mode.

Cette période – est-il besoin de le préciser – fut très pénible pour les Cavendish. Des journalistes assiégeaient la maison sans relâche. Comme on leur refusait l’entrée, ils rôdaient dans le village et sillonnaient le parc, ne manquant aucune occasion de photographier tout membre de la famille qui risquait son nez dehors. Nous subîmes tous le tourbillon d’une publicité dont nous nous serions bien passés. Les hommes du Yard passaient les lieux au peigne fin, examinaient le moindre détail, posaient une foule de questions, œil de lynx et bouche cousue tout à la fois. Quelle piste privilégiaient-ils ? Leur enquête progressait-elle ou finirait-elle dans les archives à la section des affaires classées ? Nous n’en avions aucune idée.

Je terminais mon petit déjeuner lorsque Dorcas vint me trouver, l’air mystérieux. Elle avait quelque chose à me confier.

— Bien sûr, Dorcas. Parlez, je vous écoute.

— Eh bien, voilà, monsieur : vous verrez sûrement le monsieur belge dans la journée… (Et comme j’acquiesçais :) Vous vous souvenez, monsieur, comme il a insisté pour savoir si ma maîtresse – ou quelqu’un d’autre – possédait un vêtement vert ?

— Bien sûr ! Vous en avez trouvé un dans la maison ? fis-je, soudain très intéressé.

— Non, monsieur. Mais je me suis souvenue de ce que les jeunes messieurs (Lawrence et John étaient toujours les « jeunes messieurs » pour la domestique) appelaient leur « malle aux déguisements ». C’est un grand coffre rempli de vêtements usagés, de costumes de fantaisie et de bricoles dans ce genre-là, monsieur. Il se trouve dans le grenier. D’un seul coup, j’ai pensé qu’il contenait peut-être quelque chose de vert. Alors, si vous vouliez bien en parler au monsieur belge, monsieur…

— Je le ferai, promis-je.

— Merci bien, monsieur. Lui, c’est un vrai gentleman. Pas comme ces deux policiers de Londres qui fouinent partout et interrogent tout le monde. En général, je n’ai pas beaucoup de goût pour les étrangers. Mais si j’en crois les journaux, ces Belges sont de braves gens. Pas des étrangers comme les autres, quoi ! Et votre ami est un véritable gentleman.

Brave Dorcas ! Elle se tenait là devant moi, son visage franc levé vers le mien, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle était une digne représentante de cette race de domestiques à l’ancienne qui se fait, hélas ! de plus en plus rare.

Je résolus de descendre au village sans tarder, afin d’avertir Poirot. Je n’eus que la moitié du chemin à parcourir, car il venait en sens inverse. Aussitôt, je lui rapportai les propos de la domestique.

— Ah ! cette brave Dorcas ! Eh bien, nous allons jeter un coup d’œil à ce coffre, bien que… Enfin, peu importe !

Nous pénétrâmes dans la maison par une porte-fenêtre. Le vestibule était désert, et nous montâmes directement au grenier.

Le coffre en question était bien là, d’un modèle ancien, joliment décoré de clous en cuivre, et il débordait de vêtements en tous genres.

Sans précautions particulières Poirot entreprit de renverser le tout sur le sol. Nous tombâmes sur deux pièces d’étoffes vertes, de teintes différentes, que Poirot écarta sans hésiter. Il paraissait assez peu convaincu par cette recherche, comme s’il n’en espérait pas grand-chose. Soudain il poussa un cri de surprise.

— Qu’y a-t-il ?

— Regardez !

Il avait presque vidé le coffre. Tout au fond, venait d’apparaître une magnifique barbe d’un noir de jais Poirot s’en saisit, la tourna et la retourna, plongé dans un examen attentif.

— Oh ! oh ! fit-il. Oh ! oh ! voilà un postiche flambant neuf…

Il hésita une seconde, replaça la barbe là où il l’avait trouvée et les diverses étoffes par-dessus. Puis il sortit du grenier d’un pas rapide et descendit jusqu’à l’office où je le suivis. Nous trouvâmes Dorcas occupée à frotter l’argenterie.

— Nous venons de fouiller le coffre que vous avez signalé à mon ami, lui annonça Poirot après l’avoir saluée avec infiniment de courtoisie. Et je vous suis très reconnaissant de cette indication. Nous y avons découvert une belle collection de vêtements. Si je puis me permettre une telle question, servent-ils fréquemment ?

— À vrai dire, monsieur, moins souvent qu’à une certaine époque. Mais les jeunes messieurs donnent encore de temps à autre ce qu’ils appellent « une soirée costumée ». Parfois, on s’amuse vraiment beaucoup ! Mr Lawrence est d’un comique, à ces moments-là ! Je me souviendrai toujours du soir où il s’était habillé en Char de Perse. C’est une sorte de roi d’Orient. Il tenait le grand coupe-papier à la main, et il m’a dit : « Prenez garde, Dorcas ! Manquez-moi de respect, et je vous coupe la tête avec ce cimeterre que j’ai aiguisé spécialement pour la soirée ! » Miss Cynthia s’était habillée en « apache », une sorte de coupe-jarrets français, si j’ai bien compris. Il fallait la voir ! Jamais vous ne croiriez qu’une gentille jeune fille comme elle puisse jouer aussi bien les graines de potence ! Personne ne l’avait reconnue !

— Ces soirées devaient être très amusantes, je n’en doute pas, approuva Poirot avec bienveillance. Quand il s’est déguisé en Shah de Perse, je suppose que Mr Lawrence portait la belle barbe noire qui se trouve dans le coffre ?

Dorcas eut un large sourire.

— Il avait bien une barbe, monsieur. Je m’en souviens comme si c’était hier parce qu’il m’avait emprunté deux écheveaux de laine pour la confectionner. De loin, elle avait vraiment l’air naturelle. Mais je ne savais pas qu’il y avait une fausse barbe dans la « malle aux costumes ». C’est qu’on l’a achetée il y a peu. Je me souviens d’une perruque rousse, mais c’est tout. Pour imiter la barbe, ils utilisent en général du bouchon brûlé, et c’est diablement difficile à faire partir ! Miss Cynthia s’en était servie une fois pour se déguiser en négresse, et ensuite elle a eu toutes les peines du monde à se débarbouiller !

Lorsque nous nous retrouvâmes dans le vestibule, Poirot était pensif.

— Dorcas ne sait rien de cette barbe noire, fit-il.

— Vous croyez que c’est celle-là ? murmurai-je aussitôt.

— À mon avis, oui. Avez-vous remarqué la façon dont elle est taillée ?

— Non.

— Exactement comme celle de Mr Inglethorp. Et j’ai trouvé plusieurs mèches de cheveux coupés. Mon ami, tout cela est bien mystérieux.

— Qui l’a cachée dans le coffre, voilà la question !

— Quelqu’un de très astucieux, rétorqua Poirot d’un ton sec, et qui a choisi l’endroit de la maison où cette barbe aurait sa place normale. Oui, il est intelligent. Mais nous le serons plus encore en lui faisant croire que nous ne le sommes pas du tout !

J’étais tout à fait de cet avis.

— Et pour ce faire, mon bon ami, vous allez m’être fort utile.

Ce compliment me flatta, d’autant qu’à certains moments j’avais eu la très nette impression que Poirot ne m’appréciait pas à ma juste valeur. L’air songeur, il me considéra quelques secondes :

— Oui, votre aide me sera extrêmement précieuse.

J’en éprouvais un vif plaisir, mais je dus aussitôt déchanter :

— Maintenant, ce qu’il faut, c’est que je me trouve un allié dans la place.

— Mais je suis là ! m’insurgeai-je.

— Certes. Mais ce n’est pas suffisant.

J’étais offusqué. Poirot le remarqua et il s’empressa d’ajouter :

— Ne vous méprenez pas, mon bon ami. Tout le monde sait que nous travaillons ensemble. Or, il nous faut un allié qu’on ne soupçonne pas.

— Ah, je comprends ! Que diriez-vous de John ?

— Non, je ne crois pas…

— Pas assez brillant, peut-être, ce cher garçon ? reconnus-je après réflexion.

— Tiens, voici Miss Howard ! fit brusquement Poirot. C’est elle qu’il nous faut. Elle ne me porte pas dans son cœur depuis que j’ai disculpé Mr Inglethorp. Mais essayons toujours.

Il lui demanda quelques minutes d’attention, et elle y consentit d’un hochement de tête revêche. Nous nous rendîmes dans le petit salon dont Poirot referma la porte.

— Bon ! fit aussitôt Miss Howard d’un ton assez peu amène, de quoi s’agit-il ? Soyez bref, je vous prie. Je suis très occupée.

— Vous vous souvenez sans doute que je vous ai demandé de m’aider, il y a quelque temps ?

— Exact, acquiesça la chère femme. Et je me rappelle aussi ma réponse : d’accord si c’est pour envoyer Alfred Inglethorp à la potence !

— Ah !

Le visage grave, Poirot observa un moment son interlocutrice :

— Miss Howard, je vais vous poser une question. Je vous prie instamment d’y répondre en toute franchise.

— Je ne mens jamais !

— Fort bien. Êtes-vous toujours persuadée que Mrs Inglethorp a été empoisonnée par son mari ?

— Comment cela ? fit-elle avec acrimonie. N’allez pas croire que je me laisse impressionner par vos belles théories ! Il n’a pas acheté la strychnine, ça, je veux bien. Et alors ? Je vous ai dit dès le début qu’il avait fait une décoction de papier tue-mouches.

— Il s’agirait alors d’arsenic et non de strychnine, fit aimablement remarquer Poirot.

— Quelle importance ? L’arsenic aurait aussi bien fait l’affaire ! Il voulait se débarrasser d’Émily, un point c’est tout ! Si je suis convaincue qu’il l’a tuée, peu m’importe par quel moyen !

— Justement, fit Poirot de son ton le plus calme. Vous dites : « Si je suis convaincue qu’il l’a tuée », aussi formulerai-je ma question différemment : avez-vous bien l’intime conviction que Mrs Inglethorp a été empoisonnée par son mari ?

— Bon Dieu ! s’emporta Miss Howard. Ne vous ai-je pas dit et répété que c’était un salopard ? Et qu’il l’assassinerait dans son propre lit ? J’ai toujours détesté cet individu !

— Justement, répéta Poirot avec la même douceur, voilà qui confirme ma théorie.

— Quelle « théorie » ?

— Miss Howard, vous souvenez-vous d’une conversation qui a eu lieu le jour où mon ami Hastings est arrivé ici ? Il me l’a répétée. Une phrase de vous m’a beaucoup marqué. Vous avez affirmé que, si un de vos proches était assassiné, votre instinct vous désignerait le meurtrier, même si vous ne possédiez aucune preuve tangible contre lui. Vous en souvenez-vous ?

— Oui, j’ai dit cela. Et je le pense toujours. Évidemment, vous trouvez cela stupide ?

— Pas le moins du monde.

— Mais vous ne m’écoutez pas quand je vous dis qu’Alfred Inglethorp est coupable ?

— C’est exact, répliqua Poirot. Parce que votre instinct ne vous dit pas que c’est Mr Inglethorp.

— Quoi ?

— Non. Vous désirez croire de toutes vos forces qu’il a commis le meurtre. Vous l’en estimez capable. Mais votre instinct vous affirme qu’il est innocent. Et il vous dit autre chose… Dois-je continuer ?

Elle le regardait, fascinée. Puis elle fit un geste de la main en signe d’acquiescement.

— Faudra-t-il que j’explique la raison de votre agressivité envers Mr Inglethorp ? C’est fort simple : vous voulez croire ce qui vous arrange. Parce que vous essayez de faire taire votre instinct qui vous dicte un autre nom…

— Non ! non ! non ! s’exclama Miss Howard en agitant les mains. Ne le prononcez pas ! Je vous en supplie, ne le prononcez pas ! Ce n’est pas vrai ! C’est impossible ! Je ne sais pas ce qui m’a mis une idée aussi folle… aussi horrible dans la tête !

— Ainsi j’ai vu juste ? demanda Poirot.

— Oui, oui… Vous devez être un sorcier pour l’avoir deviné ! Mais ce n’est pas possible… ce serait trop monstrueux, trop atroce ! Il faut que ce soit Alfred Inglethorp !

Poirot hocha gravement la tête.

— Ne me posez pas de questions ! poursuivit Miss Howard. Je ne répondrai pas ! Je ne peux l’admettre, même en pensée ! Je dois être folle d’y avoir songé !

Poirot acquiesça. Il paraissait satisfait :

— Je ne vous demanderai rien. Votre réaction me suffit. Mon instinct me parle également, Miss Howard. C’est pourquoi je crois que nous pourrons travailler ensemble à un but commun.

— Ne me demandez pas de vous aider ! Je ne lèverai pas le petit doigt pour… pour…

La gorge nouée, elle laissa sa phrase en suspens.

— Vous m’aiderez malgré vous. Je ne vous demanderai rien… et pourtant vous serez mon alliée. Vous ne pourrez vous en empêcher. Et vous ferez l’unique chose que j’attends de vous.

— Et c’est ?

— De garder l’œil ouvert !

Evelyn Howard baissa la tête :

— Ça, je ne peux pas m’en empêcher. Je n’arrête pas de garder l’œil ouvert ! Et j’espère toujours que les faits me donneront tort.

— Si nous sommes dans l’erreur, parfait, approuva Poirot. Je serai le premier à m’en réjouir. Mais si nous ne nous trompons pas ? Dans quel camp vous placerez-vous ?

— Je… je ne sais pas…

— Allons, Miss Howard !

— L’affaire pourrait être… étouffée.

— C’est hors de question !

— Pourtant, Émily elle-même n’aurait pas…

— Miss Howard ! Une telle pensée est indigne de vous !

Brusquement elle enfouit son visage dans ses mains.

— C’est vrai, admit-elle après un moment, d’une voix redevenue calme. Ce n’était pas réellement moi qui parlais. (Fièrement, elle releva la tête.) Mais la véritable Evelyn Howard est là, et bien là ! Et elle sera toujours du côté de la Justice, quel que soit le prix à payer !

Sur ces mots, elle quitta la pièce d’un pas digne, sous le regard impénétrable de Poirot.

— Nous avons là une alliée précieuse, fit-il dès qu’elle eut disparu. Mon ami, cette femme a autant d’intelligence que de cœur.

Je m’abstins de tout commentaire.

— L’instinct est un don merveilleux, reprit Poirot. Inexplicable, certes, mais qu’il faut prendre en compte.

— Miss Howard et vous-même semblez vous comprendre à merveille, lui dis-je alors avec quelque froideur. Mais peut-être n’avez-vous pas remarqué que je n’étais pas dans la confidence ?

— Pas possible ? C’est vrai, mon bon ami ?

— Oui. Éclairez-moi, s’il vous plaît…

Pendant quelques secondes, Poirot se contenta de m’observer avec attention. Enfin, à mon grand étonnement, il secoua la tête :

— Non, mon bon ami.

— Oh, voyons ! Pourquoi non ?

— On ne peut pas être plus de deux à partager un secret.

— Permettez-moi de vous dire que je trouve très désobligeant de votre part de me cacher quelque chose !

— Mais je ne vous cache rien : tous les indices en ma possession vous sont également connus. Il ne vous reste qu’à en tirer les déductions qui s’imposent. Cette fois-ci, c’est une question de raisonnement.

— Néanmoins, ça m’intéresserait de savoir.

Poirot me regarda bien en face et secoua de nouveau la tête d’un air triste :

— Voyez-vous, mon cher Hastings, je crains que l’instinct ne vous fasse cruellement défaut.

— Mais vous parliez de raisonnement à l’instant.

— L’un ne va pas sans l’autre, murmura Poirot d’un ton mystérieux.

J’estimai la remarque de trop mauvais goût pour être relevée. Et je me promis, quand je ferais des découvertes d’importance – ce qui ne saurait manquer d’arriver –, de ne pas les divulguer afin d’ébahir Poirot en lui amenant la solution de l’énigme.

Un peu plus tôt, un peu plus tard, le moment arrive toujours où le plus impérieux de vos devoirs est de savoir vous imposer.

 

La mystérieuse affaire de Styles
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